Pour que vos mots trouvent un écho

Translatare est religare

13/06/2023

Translatare est religare

Le mythe de la tour de Babel est un des plus grands marronniers des classes de traduction. La Bible nous narre la construction folle de ce monument sans pareil, conçu pour toucher les cieux. L’humanité ne parlait alors qu’une seule langue. Le Seigneur, irrité par l’orgueil des hommes, abattit sur les mortels le fléau de la diversité linguistique : nous sommes depuis condamnés à ne nous comprendre que de manière imparfaite… grâce aux traducteurs ! Au sens strict du terme, la profession de traduction aurait donc indirectement été créée par Dieu, puisqu’elle est née de la nécessité de rétablir la communication entre les gens. Assez flatteur pour l’ego, non ?

 

En fait, cette parabole lance un pont intéressant entre traduction et religion. Le terme « religion » possède deux étymologies principales : relegere (relire) et religare (relier). Il est facile de saisir la pertinence de ce dernier terme : la religion unit effectivement les Hommes, en leur faisant partager un imaginaire commun, composé de mythes, de fêtes et de symboles. Le caractère coagulant de la religion est si fort qu’elle peut même être à l’origine de la naissance de nouvelles nations. On apprend ainsi traditionnellement à l’école primaire que la France est née du baptême de Clovis.


Au fond, un traducteur est plus qu’un linguiste bilingue. C’est aussi un médiateur entre deux cultures différentes, qui tente de convertir un système de représentation en un autre, comme un alchimiste. La conversion à effectuer est naturellement plus ou moins grande selon la proximité entre les cultures en question. Par exemple, toutes les cultures européennes possèdent une toile de fond culturelle commune : nous partageons des fêtes, des rituels, des mythes, mais aussi certaines valeurs. Ce rôle de médiateur culturel est bien évidemment moindre lorsque l’on doit travailler sur des documents techniques ou administratifs, mais il ne disparaît jamais complètement. Et il se fait tout spécialement sentir lorsque l’on doit traduire du contenu marketing : affiches publicitaires, slogans, brochures promotionnelles.


Un simple exemple : lorsqu’ils se rendent en Allemagne, bien des Français sont étonnés de constater à quel point les Allemands sont à l’aise avec la nudité en public. Les saunas, très populaires dans ce pays, y sont fréquentés nus. Mais le nudisme se pratique aussi en extérieur : au parc pour bronzer, au lac… Cette relation libérée au corps porte un nom bien précis : la Freikörperkultur, que l’on pourrait traduire par « culture du corps libre ». Ce concept se retrouve dans bon nombre de domaines de la société. Il n’est pas rare de voir une affiche publicitaire dans laquelle des corps nus sont exposés, et ce même pour des produits ne s’y prêtant - a priori - pas : bières, médicaments, etc.


Pas besoin d’être grand clerc pour saisir les problèmes que pourrait poser la transposition d’une publicité dont seuls les termes auraient été traduits. Un bon traducteur n’oublie jamais la dimension éminemment socioculturelle de son travail de linguiste. Bien connaître une langue, c’est bien connaître la culture qu’elle porte et donc les valeurs qui y sont associées. Le traducteur est donc effectivement un alchimiste cherchant à provoquer les mêmes effets (émotions) auprès de deux publics distincts en se servant d’ingrédients différents (textes, images). En d’autres termes, il a pour objectif de rapprocher des gens par ce qu’ils ont de plus universel. Chacun peut ressentir la tristesse, la joie, l’hilarité ou la colère, mais ces sentiments sont provoqués différemment, suivant, entre autres, la culture régionale et nationale à laquelle on appartient. Une bière allemande surfant sur une campagne marketing utilisant la nudité peut connaître un fort succès localement, car elle résonne dans l’imaginaire collectif du pays, mais elle pourrait faire un four total en Espagne. Le but est identique : vendre de la bière, mais les moyens utilisés doivent être adaptés. Le défi est le suivant : parvenir à obtenir la même réaction auprès de deux marchés différents. Rapprocher ce qui est éloigné en prenant un autre chemin. Translatare est religare : traduire c’est relier… ou, pour les plus matheux : traduction = trait d’union.